SECOND
COUPLET
(Ava,
Sinatra, Humphrey, Lauren et Sammy)
Ava Gardner |
Lumière uniquement à jardin. La scène est vide.
On entend un bruit de talons.
Une femme très élégante émerge de
l’obscurité. C’est Ava Gardner. Elle s’avance jusqu’au centre en regardant le
micro sans personne devant, hausse un sourcil en poussant un petit
« Hum » puis va s’asseoir à la table à jardin.
Elle allume une cigarette puis ses pieds
semblent lui faire mal. Elle se déchausse sans complexe et pose ses chaussures
sur la table.
Elle regarde ironiquement face public.
Ava : Ce
n’est pas pour rien qu’un de mes films s’appelait « La comtesse aux pieds
nus ». Je suis née et j’ai grandi en Caroline du Nord, à l’époque des
milliers d’enfants dans le Sud couraient pieds nus dans la campagne, pendant la
moitié de l’année, quand ce n’était pas plus. Les chaussures coutaient chers.
Et moi, j’ai toujours adoré le contact de la terre cuite par le soleil, de
l’herbe verte, de la boue meuble et de l’eau des ruisseaux sous mes pieds.
C’était une liberté particulière qu’aujourd’hui encore j’essaie de retrouver
chaque fois que j’en ai l’occasion. (Elle
regarde autour d’elle et ne voyant personne lance d’une voix forte) Il y a
moyen d’avoir une bouteille de champagne et un cendrier ?
Sammy Davis Jr |
Sammy
Davis Jr arrive, déguisé en serveur avec un plateau sur une main et un torchon
sur le bras. Il se met face à elle avec un sourire embarrassé.
Sammy : Miss Gardner…
Ava : Sammy Davis Jr qui
joue les larbins…Laisse-moi deviner, c’est encore une mauvaise blague de
Frank ?
Sammy : Pas tout à fait. Je dois de l’argent
à Dolly. Elle est partie se reposer et m’a dit que si je voulais la rembourser
que je devais assurer le service ici.
Ava : (Soupirant) Un Noir au service des
Blancs….Il n’y a pas pire cliché…S’il te plait, apportes-moi un cendrier, une
bouteille de champagne et viens boire avec moi.
Sammy : Avec plaisir, Miss Gardner…
Ava : Appelles-moi par mon prénom. Depuis
le temps que l’on se connait…
Sammy : Désolé, pour moi vous serez toujours
Miss Gardner…
Elle éclate de rire tandis qu’il se dirige
vers le bar derrière elle.
Ava : Sale petit charmeur… (Puis face public) Une chose en commun
que nous ne supportions pas avec Franck, c’était la discrimination et le
racisme. J’avais beau venir du Sud, je n’ai jamais utilisé le mot « négre » de ma vie, même pour rire.
Frank avait été victime de ses origines italiennes étant enfant et quand il
s’est pris d’affection pour Sammy, il a fait énormément pour lui ouvrir des
portes que la ségrégation lui interdisait…Enormément…Sammy Davies lui doit
beaucoup.
Pendant sa tirade, Sammy Davis a décroché un
téléphone sur le comptoir du bar et composé discrètement un numéro.
Sammy : (En
messe basse) Allo Dean ? Oui c’est moi. Dis à Frankie de se ramener
ici après le show. Ava est avec moi….Comment ça « Ava qui ? ».
Ava Gardner bon sang ! Oui…comme je te le dis…ouais, je fais ce qu’il faut
pour la retenir, évidemment.
Il raccroche et va déboucher une bouteille de
champagne derrière le comptoir en lançant un sourire enjôleur à Ava. Celle-ci, pas dupe, hausse un sourcil
avant de tirer sur sa cigarette.
Ava : C’est sans doute pour ça que Sammy
loue une fidélité à toute épreuve pour Frank. Il avait beau être leur
souffre-douleur durant les spectacles, Frank a fait plus avancer la cause des
gens de couleur à travers Sammy que n’importe qui d’autre. A sa manière, c’était
un prince…et un putain de coureur de jupons…mais bon c’est de l’histoire
ancienne.
Sammy revient avec une bouteille de champagne
et deux verres puis il aperçoit la cigarette à sa main, fait un demi-tour
agile, s’empare du cendrier sur le comptoir et refait un demi-tour pour le
déposer sur la table face à Ava. Le tout semble être fait dans le même
mouvement.
Elle sourit et le présente des mains.
Ava : Mesdames et messieurs, Sammy Davis
Jr !
Sammy : (Avec
humilité et s’asseyant face à elle) Ce n’était rien du tout. Racontez-moi
donc votre première rencontre avec Frank.
Ava : Encore ?
Sammy : Je ne m’en lasse pas. Vous racontez
si bien, Miss Gardner.
Ava : Uniquement si tu te décides à me
tutoyer.
Sammy : Moi ? (Il lui sert une coupe de champagne) Un pauvre petit noir qui tutoie
une fille du Sud ? Vous voulez vraiment que j’ai des ennuis ?
Ava : Idiot.
Sammy : Je plaide coupable.
Ils trinquent et boivent.
Ava : Ma première rencontre avec Frank a
été très brève, à l’époque j’étais mariée avec Mickey Rooney, tu le sais bien. J’ai
épousé Franck bien plus tard. Je vais te raconter plutôt l’amitié qui unissait
Frank à Humphrey Bogart
Sammy : Ah oui…C’était quand ?
Ava : Dans les années 50. Lauren Bacall
était depuis quelque temps devenue la nouvelle épouse d’Humphrey.
Lauren Bacall et Humphrey Bogart |
Lumière à cour.
Humphrey Bogart et Lauren Bacall arrivent du
fond de la scène et vont s’asseoir sur le canapé à cour. Sammy les aperçoit, va
au bar pour prendre deux coupes et une bouteille de champagne.
Ava : (continuant
face public) Bogart et Bacall avaient installé leurs quartiers au
Romanoff’s Café, appartenant à un « m’as-tu-vu » de la pire espèce
qui prétendait appartenir à une dynastie russe. (Sammy débouche la bouteille après avoir déposé leurs verres sur la
petite table face à eux).Un soir, leur chemin croisa inévitablement celui
de Sinatra.
Frank Sinatra arrive à son tour de fond de
scène avec un verre déjà en main, ils se reconnaissent les uns et les autres,
sans porter d’attention particulière à Sammy. Ils se saluent de la tête.
Lauren Bacall se lève et tourne autour de
Sinatra en l’observant de la tête aux pieds.
Lauren : On m’a dit que vous avez une voix à
faire défaillir les filles… (Elle
s’arrête et le fixe dans les yeux)…allez-y, faites-moi défaillir…
Sinatra : (Avec un sourire) C’est ma semaine de congés, chérie.
Ava : La répartie plut beaucoup à Bogart et
ce fut le début d’une longue amitié.
Humphrey se lève et trinque avec lui. Bon
gré, mal gré Lauren trinque à son tour.
Ava : Le premier Rat Pack en fait, il a
repris le terme des années plus tard avec les gars. (Elle finit sa coupe d’un trait.) Hé ! Sammy ! Ma coupe est vide !
Sammy Davis retraverse la scène dans l’autre
sens et la sert à son tour.
Sammy : Miss Gardner, vous-vous-même vous
aviez tourné avec Humphrey Bogart ?
Ava : Oui. Hollywood n’est pas si grand que
cela finalement.
Sammy : Et…?
Ava : Ça a été un vrai mufle.
Sammy : Racontez-moi ça, Miss…
De l’autre coté de la scène, les trois ont
fini de boire. Sinatra se met à appeler à son tour en s’asseyant à coté de
Lauren tandis qu’Humphrey reste debout.
Sinatra : Il y a moyen d’avoir un peu de
champagne dans ce boui-boui ?
Même jeu. Sammy Davis retraverse la scène[1].
Ava Gardner écrase sa cigarette dans le cendrier.
Bogart : C’était en 1954, je n’ignorais
évidemment pas que la petite Ava était mariée avec Frankie.
Ava : Nous tournions « La comtesse aux
pieds nus ». (Elle se lève avec son
verre et sa paire de chaussures, Bogart et elle se rejoignent et se font face au
centre de la scène) Sous la direction de Joseph L. Mankiewicz. J’étais
impressionnée par l’homme, par l’acteur.
Bogart va lui tourner autour comme pour la
jauger, la regardant de la tête aux pieds. A la fin de sa tirade, il se replace
face à elle.
Bogart : Je n’ignorais pas les engueulades
qu’elle avait avec Frankie. Alors que Lauren et moi filions le parfait amour. Frank
la suspectait de coucher avec Howard Hughes, le magnat de l’aviation. Gardner
était folle dès qu’en sortie Frank charmait une jolie fille. Mais la vérité
c’est qu’il aimait charmer des salles entières. C’était mon ami et j’étais bien
décidé à lui en faire baver à la gamine.
Ava : Depuis qu’on m’avait remarqué dans
« Les tueurs » en 1946 j’avais tourné une quinzaine de films mais
j’avais encore un mal de chien à placer ma voix, mon accent du Sud
m’handicapait.
Bogart : A un moment, je me suis écrié :
«Hey Joe ! Tu peux demander à la gamine d’articuler, je ne comprends rien
à ce qu’elle dit »
Ava : (Elle
lui sourit ironiquement) Une de mes nombreuses humiliations en tant que
femme et actrice…mais je ne peux pas t’en vouloir, tu étais comme un frère avec
Sinatra.
Bogart : Exactement. Comme un frère.
Ava : C’est pour ça qu’après ta mort en
1957, Frank a tenté de prendre soin de ta femme. (Bogart jette un œil vers Frank et Lauren qui se regardent dans le blanc
des yeux. Ava en profite pour lui
déposer ses chaussures dans une main et s’emparer de son verre de l’autre)…
Bye-bye, «Boggy».
Bogart regarde les chaussures et s’en va
tranquillement dans la pénombre. Sinatra se lève et rejoint Ava.
Sinatra : 1957… Sale année pour moi.
J’ai perdu mon meilleur ami, Humphrey, et je t’ai perdu, toi. C’est l’année où
nous avons divorcé.
Ava : Oh arrêtes ! Tu as failli épouser
Lauren dans la foulée. Si elle n’avait devancé un mariage pas encore conclu en
signant un jour un autographe « Lauren Sinatra » tu serais marié avec
elle.
Sinatra : Mais non…je…je n’avais rien à
faire de Lauren (Il se retourne aussitôt
vers elle) Pas de méprise, tu étais magnifique…
Lauren : Pas de soucis, Frank…
Sinatra : (Revenant vers Ava) Mais c’est toi que j’aimais ! Et ce
parasite d’Howard Hughes qui te tournait autour depuis des années comme un
vautour. Il me rendait dingue !
Ava : Allez ! C’est reparti… (Elle repart à jardin s’asseoir sur sa chaise
lui tournant le dos) je n’aurais jamais du entamer le sujet. Howard avait
beau être plus riche que l’Etat de Californie, j’aimais juste sa compagnie. Ses
babioles ne m’ont jamais fait aucun effet.
Lauren : (Plus
pour elle-même) Ouais, enfin un copain plein aux as, on ne peut pas dire
qu’elle a craché dessus, non plus…
Ava qui l’a entendu lui lance un regard noir.
Sinatra toujours fixée sur elle continue sur sa lancée.
Sinatra : Ava…J’ai même fait une
tentative de suicide pour toi !
Il va la rejoindre.
Sinatra : Quoi, ça ne compte pas ?
(Apercevant Sammy Davis derrière le
comptoir) Oh ! Salut Sammy ! (Revenant
sur Ava) J’ai failli me tirer une balle dans la tête pour toi.
Sammy : (Sans
conviction) Salut Frank….
Ava : Et une autre fois, tu as essayé de te
suicider en avalant des médicaments et là aussi tu t’es encore loupé ! Ce
que tu pouvais être maladroit, Franck !
Un temps. Il la regarde dans le fond des
yeux.
Sinatra : Je t’aimais, Ava.
Elle lui prend doucement la main.
Ava : Moi aussi Franck. Sincèrement. Et tes
tentatives foireuses de suicide étaient avant un tout un signal d’alarme. Tu
étais dans le creux de la vague tandis que ma carrière était de son coté en
pleine ascension…Mais nous n’étions pas faits pour vivre ensemble. La
vérité…C’est que nous avons été meilleurs amants que mari et femme.
Sinatra : C’est vrai…
[1] Une fois
que tout le monde a un verre plein, le comédien jouant Sammy Davis Jr va
emmener le micro à jardin et reste derrière son bar.