lundi 23 mars 2020

EXTRAITS

SECOND COUPLET
(Ava, Sinatra, Humphrey, Lauren et Sammy)




Ava Gardner
Lumière uniquement à jardin. La scène est vide.

On entend un bruit de talons.

Une femme très élégante émerge de l’obscurité. C’est Ava Gardner. Elle s’avance jusqu’au centre en regardant le micro sans personne devant, hausse un sourcil en poussant un petit « Hum » puis va s’asseoir à la table à jardin.
Elle allume une cigarette puis ses pieds semblent lui faire mal. Elle se déchausse sans complexe et pose ses chaussures sur la table.

Elle regarde ironiquement face public.

Ava : Ce n’est pas pour rien qu’un de mes films s’appelait « La comtesse aux pieds nus ». Je suis née et j’ai grandi en Caroline du Nord, à l’époque des milliers d’enfants dans le Sud couraient pieds nus dans la campagne, pendant la moitié de l’année, quand ce n’était pas plus. Les chaussures coutaient chers. Et moi, j’ai toujours adoré le contact de la terre cuite par le soleil, de l’herbe verte, de la boue meuble et de l’eau des ruisseaux sous mes pieds. C’était une liberté particulière qu’aujourd’hui encore j’essaie de retrouver chaque fois que j’en ai l’occasion. (Elle regarde autour d’elle et ne voyant personne lance d’une voix forte) Il y a moyen d’avoir une bouteille de champagne et un cendrier ?

Sammy Davis Jr
Sammy Davis Jr arrive, déguisé en serveur avec un plateau sur une main et un torchon sur le bras. Il se met face à elle avec un sourire embarrassé.

Sammy : Miss Gardner…
Ava : Sammy Davis Jr qui joue les larbins…Laisse-moi deviner, c’est encore une mauvaise blague de Frank ?
Sammy : Pas tout à fait. Je dois de l’argent à Dolly. Elle est partie se reposer et m’a dit que si je voulais la rembourser que je devais assurer le service ici.
Ava : (Soupirant) Un Noir au service des Blancs….Il n’y a pas pire cliché…S’il te plait, apportes-moi un cendrier, une bouteille de champagne et viens boire avec moi.
Sammy : Avec plaisir, Miss Gardner…
Ava : Appelles-moi par mon prénom. Depuis le temps que l’on se connait…
Sammy : Désolé, pour moi vous serez toujours Miss Gardner…

Elle éclate de rire tandis qu’il se dirige vers le bar derrière elle.

Ava : Sale petit charmeur… (Puis face public) Une chose en commun que nous ne supportions pas avec Franck, c’était la discrimination et le racisme. J’avais beau venir du Sud, je n’ai jamais utilisé le mot « négre » de ma vie, même pour rire. Frank avait été victime de ses origines italiennes étant enfant et quand il s’est pris d’affection pour Sammy, il a fait énormément pour lui ouvrir des portes que la ségrégation lui interdisait…Enormément…Sammy Davies lui doit beaucoup.

Pendant sa tirade, Sammy Davis a décroché un téléphone sur le comptoir du bar et composé discrètement un numéro.

Sammy : (En messe basse) Allo Dean ? Oui c’est moi. Dis à Frankie de se ramener ici après le show. Ava est avec moi….Comment ça « Ava qui ? ». Ava Gardner bon sang ! Oui…comme je te le dis…ouais, je fais ce qu’il faut pour la retenir, évidemment.

Il raccroche et va déboucher une bouteille de champagne derrière le comptoir en lançant un sourire enjôleur à  Ava. Celle-ci, pas dupe, hausse un sourcil avant de tirer sur sa cigarette.

Ava : C’est sans doute pour ça que Sammy loue une fidélité à toute épreuve pour Frank. Il avait beau être leur souffre-douleur durant les spectacles, Frank a fait plus avancer la cause des gens de couleur à travers Sammy que n’importe qui d’autre. A sa manière, c’était un prince…et un putain de coureur de jupons…mais bon c’est de l’histoire ancienne.

Sammy revient avec une bouteille de champagne et deux verres puis il aperçoit la cigarette à sa main, fait un demi-tour agile, s’empare du cendrier sur le comptoir et refait un demi-tour pour le déposer sur la table face à Ava. Le tout semble être fait dans le même mouvement.
Elle sourit et le présente des mains.

Ava : Mesdames et messieurs, Sammy Davis Jr !
Sammy : (Avec humilité et s’asseyant face à elle) Ce n’était rien du tout. Racontez-moi donc votre première rencontre avec Frank.
Ava : Encore ?
Sammy : Je ne m’en lasse pas. Vous racontez si bien, Miss Gardner.
Ava : Uniquement si tu te décides à me tutoyer.
Sammy : Moi ? (Il lui sert une coupe de champagne) Un pauvre petit noir qui tutoie une fille du Sud ? Vous voulez vraiment que j’ai des ennuis ?
Ava : Idiot.
Sammy : Je plaide coupable.

Ils trinquent et boivent.

Ava : Ma première rencontre avec Frank a été très brève, à l’époque j’étais mariée avec Mickey Rooney, tu le sais bien. J’ai épousé Franck bien plus tard. Je vais te raconter plutôt l’amitié qui unissait Frank à Humphrey Bogart
Sammy : Ah oui…C’était quand ?
Ava : Dans les années 50. Lauren Bacall était depuis quelque temps devenue la nouvelle épouse d’Humphrey.

Lauren Bacall et Humphrey Bogart
Lumière à cour.
Humphrey Bogart et Lauren Bacall arrivent du fond de la scène et vont s’asseoir sur le canapé à cour. Sammy les aperçoit, va au bar pour prendre deux coupes et une bouteille de champagne.

Ava : (continuant face public) Bogart et Bacall avaient installé leurs quartiers au Romanoff’s Café, appartenant à un « m’as-tu-vu » de la pire espèce qui prétendait appartenir à une dynastie russe. (Sammy débouche la bouteille après avoir déposé leurs verres sur la petite table face à eux).Un soir, leur chemin croisa inévitablement celui de Sinatra.

Frank Sinatra arrive à son tour de fond de scène avec un verre déjà en main, ils se reconnaissent les uns et les autres, sans porter d’attention particulière à Sammy. Ils se saluent de la tête.

Lauren Bacall se lève et tourne autour de Sinatra en l’observant de la tête aux pieds.

Lauren : On m’a dit que vous avez une voix à faire défaillir les filles… (Elle s’arrête et le fixe dans les yeux)…allez-y, faites-moi défaillir…
Sinatra : (Avec un sourire) C’est ma semaine de congés, chérie.
Ava : La répartie plut beaucoup à Bogart et ce fut le début d’une longue amitié.

Humphrey se lève et trinque avec lui. Bon gré, mal gré Lauren trinque à son tour.

Ava : Le premier Rat Pack en fait, il a repris le terme des années plus tard avec les gars. (Elle finit sa coupe d’un trait.) Hé ! Sammy !  Ma coupe est vide !

Sammy Davis retraverse la scène dans l’autre sens et la sert à son tour.

Sammy : Miss Gardner, vous-vous-même vous aviez tourné avec Humphrey Bogart ?
Ava : Oui. Hollywood n’est pas si grand que cela finalement.
Sammy : Et…?
Ava : Ça a été un vrai mufle.
Sammy : Racontez-moi ça, Miss…

De l’autre coté de la scène, les trois ont fini de boire. Sinatra se met à appeler à son tour en s’asseyant à coté de Lauren tandis qu’Humphrey reste debout.

Sinatra : Il y a moyen d’avoir un peu de champagne dans ce boui-boui ?

Même jeu. Sammy Davis retraverse la scène[1]. Ava Gardner écrase sa cigarette dans le cendrier.

Bogart : C’était en 1954, je n’ignorais évidemment pas que la petite Ava était mariée avec Frankie.
Ava : Nous tournions « La comtesse aux pieds nus ». (Elle se lève avec son verre et sa paire de chaussures, Bogart et elle se rejoignent et se font face au centre de la scène) Sous la direction de Joseph L. Mankiewicz. J’étais impressionnée par l’homme, par l’acteur.

Bogart va lui tourner autour comme pour la jauger, la regardant de la tête aux pieds. A la fin de sa tirade, il se replace face à elle.
Bogart : Je n’ignorais pas les engueulades qu’elle avait avec Frankie. Alors que Lauren et moi filions le parfait amour. Frank la suspectait de coucher avec Howard Hughes, le magnat de l’aviation. Gardner était folle dès qu’en sortie Frank charmait une jolie fille. Mais la vérité c’est qu’il aimait charmer des salles entières. C’était mon ami et j’étais bien décidé à lui en faire baver à la gamine.
Ava : Depuis qu’on m’avait remarqué dans « Les tueurs » en 1946 j’avais tourné une quinzaine de films mais j’avais encore un mal de chien à placer ma voix, mon accent du Sud m’handicapait.
Bogart : A un moment, je me suis écrié : «Hey Joe ! Tu peux demander à la gamine d’articuler, je ne comprends rien à ce qu’elle dit »
Ava : (Elle lui sourit ironiquement) Une de mes nombreuses humiliations en tant que femme et actrice…mais je ne peux pas t’en vouloir, tu étais comme un frère avec Sinatra.
Bogart : Exactement. Comme un frère.
Ava : C’est pour ça qu’après ta mort en 1957, Frank a tenté de prendre soin de ta femme. (Bogart jette un œil vers Frank et Lauren qui se regardent dans le blanc des yeux.  Ava en profite pour lui déposer ses chaussures dans une main et s’emparer de son verre de l’autre)… Bye-bye, «Boggy».

Bogart regarde les chaussures et s’en va tranquillement dans la pénombre. Sinatra se lève et rejoint Ava.

Sinatra : 1957… Sale année pour moi. J’ai perdu mon meilleur ami, Humphrey, et je t’ai perdu, toi. C’est l’année où nous avons divorcé.
Ava : Oh arrêtes ! Tu as failli épouser Lauren dans la foulée. Si elle n’avait devancé un mariage pas encore conclu en signant un jour un autographe « Lauren Sinatra » tu serais marié avec elle.
Sinatra : Mais non…je…je n’avais rien à faire de Lauren (Il se retourne aussitôt vers elle) Pas de méprise, tu étais magnifique…
Lauren : Pas de soucis, Frank…
Sinatra : (Revenant vers Ava) Mais c’est toi que j’aimais ! Et ce parasite d’Howard Hughes qui te tournait autour depuis des années comme un vautour. Il me rendait dingue !
Ava : Allez ! C’est reparti… (Elle repart à jardin s’asseoir sur sa chaise lui tournant le dos) je n’aurais jamais du entamer le sujet. Howard avait beau être plus riche que l’Etat de Californie, j’aimais juste sa compagnie. Ses babioles ne m’ont jamais fait aucun effet.
Lauren : (Plus pour elle-même) Ouais, enfin un copain plein aux as, on ne peut pas dire qu’elle a craché dessus, non plus…

Ava qui l’a entendu lui lance un regard noir. Sinatra toujours fixée sur elle continue sur sa lancée.

Sinatra : Ava…J’ai même fait une tentative de suicide pour toi !

Il va la rejoindre.

Sinatra : Quoi, ça ne compte pas ? (Apercevant Sammy Davis derrière le comptoir) Oh ! Salut Sammy ! (Revenant sur Ava) J’ai failli me tirer une balle dans la tête pour toi.
Sammy : (Sans conviction) Salut Frank….
Ava : Et une autre fois, tu as essayé de te suicider en avalant des médicaments et là aussi tu t’es encore loupé ! Ce que tu pouvais être maladroit, Franck !

Un temps. Il la regarde dans le fond des yeux.

 Sinatra : Je t’aimais, Ava.

Elle lui prend doucement la main.

Ava : Moi aussi Franck. Sincèrement. Et tes tentatives foireuses de suicide étaient avant un tout un signal d’alarme. Tu étais dans le creux de la vague tandis que ma carrière était de son coté en pleine ascension…Mais nous n’étions pas faits pour vivre ensemble. La vérité…C’est que nous avons été meilleurs amants que mari et femme.
Sinatra : C’est vrai…


[1] Une fois que tout le monde a un verre plein, le comédien jouant Sammy Davis Jr va emmener le micro à jardin et reste derrière son bar.

PREMIER RETOUR DE LECTURE

PREMIER RETOUR DE LECTURE

Philippe PINEAU- Comédien

Je viens de terminer la lecture de la pièce "Sinatra, il était une voix". Superbe, j'adore !! Il ne faut pas hésiter à "rentrer" dedans, dans le décor dans l'époque, dans l'imaginaire de l'auteur, et ne pas hésiter non plus a se programmer les chansons indiquées à coté, et les écouter en temps réels, dans la lecture...un pur plaisir, quand on n'aime "the Voice".
Merci.